Artiste très créatif qui s¹exprime dans plusieurs media, Qiu Zhijie est très sollicité sur la scène artistique internationale. Poète et essayiste à l'âge de la réalité virtuelle, Qiu Zhijie s¹exprime notamment par la photographie, mettant en scène son propre corps. Comme dans l'oeuvre que nous allons voir ensemble, Tattoo II, une photographie grand format (180 x 145 cm / 1994), cadrée en plan américain et montrant un homme nu (Qiu Zhijie) adossé à un fond blanc. Les dimensions de la photo sont importantes: une hauteur d’homme. Pourtant on ne voit que la moitié du sujet. Le cadrage le rend ainsi monumental, à la hauteur du message qu’il veut nous faire parvenir. La lumière crue et froide est un choix qui confronte le spectateur à une image presque clinique, violente mais réelle, ne relevant pas de l’imaginaire.
Si l’on observe bien l’œuvre de Qiu Zhijie, on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas d’un montage photographique mais bien d’un idéogramme peint à même la peau. Sa traduction est explicite: "Non, tu ne dois pas". Le titre renvoie à un marquage définitif du corps. Pour rappel, dans la culture chinoise, les tatouages étaient utilisés pour stigmatiser les hors-la-loi, les identifier à jamais comme des criminels. En plus d’une interdiction que l’artiste subit par l’idéogramme, son identité propre est marquée "au fer rouge". Le rouge qui est souvent une couleur de violence, de sang, d’opposition. Elle rappelle ici également le communisme chinois. Le contraste est d’autant plus fort avec le fond blanc et la couleur claire de la peau. Le blanc peut être un symbole de pureté, d’innocence proclamée par l’artiste qui ne constitue pas une menace. En outre, en Chine, le blanc est la couleur du deuil, de la mort. La mort de l’art, de l’expression, de la création.
La couleur et la mise en scène de ce message sur le corps de Zhijie renvoient donc évidemment aux nombreux interdits auxquels les artistes ont dû se plier, en particulier pendant la révolution culturelle maoïste. La situation en Chine a en effet certes évolué, pourtant l’artiste déploie davantage sa transgression en se montrant nu, dans un pays où la nudité est de tout temps interdite. Le tracé du signe lui barre la bouche, comme s’il l’empêchait de s’exprimer. Idem avec la verticale qui couvre sa cage thoracique, l’empêchant de respirer, et les obliques qui se prolongent sur le fond interdisant tout mouvement. Le signe est une matérialisation codifiée d’un élément de langage; on comprend que l’interdiction prononcée entrave littéralement la liberté de l’artiste, celle de s’exprimer, de communiquer, de respirer, de se mouvoir. C’est donc une interdiction de vivre, radicale.
Si l’idéogramme millénaire, objet de langage et de communication, lui barre paradoxalement et violemment la bouche, l’empêchant de bouger et de parler, l’image vient ici compenser la défaillance du langage : l’intention est "lue". Utiliser son propre corps personnifie le message, le rendant politique et symbolique, transformant cette œuvre en icône contemporaine. Par ses dimensions, ses couleurs, son intention, Tattoo II est une image percutante, forte. Le message l’est tout autant dans sa portée politique et philosophique. Qiu Zhijie sacrifie son propre corps au service d’une cause humaniste: s’exprimer est la seule raison d’être d’un artiste. Condamner ce droit — entravé a fortiori par un idéogramme, objet de parole et d’expression — revient à condamner l’existence même de l’art. A méditer...
"Les signes et les codes ont accablés les êtres humains et nos corps sont devenus simplement leurs véhicules.”, Qiu Zhijie.
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